Il y avait quelqu’un qui s’appelait Duralex
Quand Jean-Philippe Simonnet naît à l’art au début des années 1990, le jeu du pseudonyme a saisi toute une génération de créateurs indépendants, croisant la musique, l’illustration, la bande dessinée. Paquito, Fredox, Duralex, après Hergé, Peyo, Moebius… Simonnet devient Moulinex2, comme l’entreprise française homonyme, symbole d’un monde industriel dont Simonnet veut s’extraire3. A l’évidence aujourd’hui, ce nom dit aussi quelque chose d’une oeuvre à venir, celle d’un artiste qui échappe à toute catégorisation, et transforme – mixe ?
– ce qu’il touche, voit, entend. Avec violence et douceur.
Flow-Pow
En 1992, à Nogent-sur-Marne, Moolinex crée avec un copain un premier fanzine, Flow-Pow, pied-de-nez au Flower Power des hippies. Brandissant le qualificatif de « banlieusard » comme un étendard guerrier, ils imposent à leur fanzine une esthétique Deluxe, un croisement de fanzine punk et des belles couvertures en couleur de Heavy Metal. L’aventure s’arrête assez vite, mais Moolinex est lancé. Il est embauché par la Fanzinothèque de Poitiers comme sérigraphe en 1995, et développe en même temps son propre travail, des dessins édités par Le Dernier Cri, une structure d’édition alternative alors située à Paris.
Comment on fait pour faire des Schtroumpfs toute sa vie ?
Avec des amis (Pierre Druilhe, Guillaume Bouzard et Olivier Besseron), Moolinex produit des scénographies pour des concerts, avec des peintures géantes. Tous les quatre rencontrent à Angoulême la première équipe des Requins Marteaux, Bernard Katou, Guillaume Guerse et Marc Pichelin, et s’installent avec eux en banlieue d’Albi, à Saussenac. En 1996, ils lancent la première revue Ferraille.
Ferraille a vocation à être un « Mickey trash », et Moolinex y inscrit sa série Flip & Flopi, consacrée à deux garnements dont la vie est faite de sexe et de conneries4. Son dessin pose les bases d’une nouvelle BD ; les héros ne sont plus dessinés de la même manière d’une case à l’autre, comme chez Disney, Hergé ou Peyo. En changeant son dessin librement, selon le fil de la narration et l’évolution de ses personnages, Moolinex contribue à libérer la BD de la fabrication en série usinée, standardisée. C’est ce chemin que choisissent aussi de prendre d’autres auteurs de la même génération, on pensera à Konture ou Winshluss par exemple.
Ne pas gâcher
De retour à Poitiers en 1998, Moolinex déniche « un vieux carnet jaunasse et pourri » dans le hangar du Confort Moderne et commence à y dessiner. C’est le début d’une longue série de carnets, faits la nuit. Ils sont imprimés au fur et à mesure par Le Dernier Cri, de 2000 à 2004, à 400-500 exemplaires. Chaque carnet s’intitule Art pute, terme que Didier Bourgoin définit comme la « narration ludique et cryptée de ses frustrations scolaires et tourments existentiels » . C’est le début, aussi, d’une prise de conscience importante qui oriente toute une partie de la production à venir : en utilisant des supports perdus, Moolinex s’affranchit de sa hantise profonde de « gâcher », héritée des périodes de vaches maigres de son enfance. Anciens livres d’enfants repeints intégralement, supports salis volontairement au café et au tabac…
Et le désir, toujours, de « ne pas avoir de main, de pli », d’échapper à toute forme de normalisation, d’habitude, qui enfermerait le dessin.
« Saint Clair, Saint Patron des brodeurs, protège tes brebis car elles sont tes soumises »
En 2003, Moolinex s’attaque aux canevas. Le canevas, c’est une pratique de loisir populaire avec des motifs gentillets ; Moolinex y injecte des aphorismes politisés, réalisés avec une palette révolutionnaire, rouge et noir : « Une bonne victoire, un bon bain de sang et au lit ! ». Le détournement de canevas n’est pas une pratique nouvelle (on pensera par exemple au Birth Project de Judy Chicago), mais pour Moolinex, il ne s’agit pas tant d’interroger l’inégalité de traitement des hommes et des femmes en matière de création, que de souligner la propension de l’homme à « faire de l’usine quand il est en loisir », tant la technique du point de croix est répétitive et demande le même type de concentration que celle du travail à la chaîne. En 2009, Moolinex expose ces oeuvres au Confort Moderne sous le titre Poing de croix. Il y intègre une nouvelle série de broderies sur tissu blanc, dérivée des napperons d’antan, qu’il pose sur des objets domestiques comme des armes à retardement. Du concentré révolutionnaire et de la provocation sexuelle en kit de décoration kitsch.
Sortir de l’underground
A l’aube des années 2010, Moolinex rencontre l’artiste Aurélie William Levaux, qui l’attire vers la Belgique et l’embarque dans plusieurs aventures dont celle de Johnny Christ et de La Réponse. Une parenthèse de « couple icône », dont Moolinex renaît déterminé à « sortir de l’underground » pour « que les gens voient (ses) travaux ».
Cette envie en croise une autre, celle d’affirmer une oeuvre, de lui donner une place, une durée (« faire du viable »).
Moolinex expérimente avec succès la transposition de ses dessins sur des grands papiers qu’il maroufle sur toile. Les mots claquent comme des slogans, et étrangement, alors que le déploiement des dessins en grand format rend leur dimension provocante encore plus évidente, les peintures de Moolinex se vendent, et une monographie se prépare aux éditions des Requins Marteaux. Quel inculte futur Moolinex nous réserve-t-il donc ?
Camille de Singly, commissaire de l’exposition, 18 juin 2017